Un parfum est par essence une œuvre destinée à mourir. En profiter, c’est déjà le tuer un peu.
Parfois je répugne à ouvrir mes flacons, à utiliser mes échantillons.
Or une bouteille jamais ouverte, c’est une œuvre en suspens. Le liquide emprisonné est théoriquement vivant, possiblement quasi éternel, mais il ne vit pas vraiment, comme Blanche Neige dans son cercueil de verre. C’est le portefeuille d’un avare, une possibilité dont on ne jouit jamais, stérile, virtuelle jusqu’à l’absurde.

Alors il faut savoir profiter de ce parfum tant aimé, ouvrir le bouchon et respirer, déposer une goutte sur son poignet, voire s’en asperger généreusement.
Un jour, le flacon est vide.
Mais parfois, le parfum lui même n’est plus. Retiré du marché, abandonné, mort, définitivement évaporé. Les flacons, jolis coquillages sans chair, resteront vides à jamais.

Ne restent alors que nos souvenirs brûlants et frustrants, entachés de la peur d’oublier, et le désir de respirer à nouveau cette senteur qui nous plaisait, d’en apprécier les phases et la longévité….
Et comment partager un souvenir ? Qui se retournera sur un sillage inexistant ?
Certes, les formules sont souvent en jachère quelque part. Dans Doctor Who, Clara dit : “Le soufflé n’est pas le soufflé, le soufflé est la recette”.
Mais les formules sont souvent jalousement conservées par leurs propriétaires. Certaines sont certes présentes à l’osmothèque, mais ne sont pas disponibles, contrairement à la recette dudit soufflé. L’osmothèque est une initiative formidable, mais parfois ce sont les matières qui risquent de manquer à l’appel pour reproduire un jus…
Vous me manquez :
Chloe Innocence
Chloé Innocence par Chloé, 1995. Nez : Nathalie Lorson
Quand je l’ai senti pour la première fois, il y a bien des années, j’ai visualisé une montagne embrumée , un matin d’été.
Il me reste un échantillon, que je conserve précieusement, une Blanche Neige reposant dans un minuscule cylindre de verre.

Gardenia
Gardenia par Crabtree & Evelyn, 1974, ✝2005
Voici le parfum qui m’a fait apprécier les fleurs blanches. Mon premier coup de foudre olfactif, si je me rappelle bien. Toute gamine, j’avais obtenu un échantillon de ce parfum et je l’avais cassé… J’étais restée inconsolable pendant des jours. Le souvenir de l’odeur crémeuse et sensuelle du Gardénia me poursuivait, et quelques années plus tard, j’en ai retrouvé un qui me plaisait. C’était :
Pur désir de gardénia
Pur désir de Gardénia par Yves Rocher, 2003
J’ai toujours ma bouteille de Pur Désir de Gardénia, et je me vaporise environ deux fois par an avec… Je sais que ses jours sont comptés et je n’ai pas encore retrouvé un soliflore de gardénia à mon goût… A part la bougie Un Gardénia la Nuit de Dominique Ropion pour Frédéric Malle, mais je veux un parfum !
D’ailleurs c’est toute la gamme Pur Désir que l’on peut regretter, ces parfums ayant un excellent rapport qualité-prix, créés pour la plupart par Annick Ménardo, le nez derrière le magnifique Hypnotic Poison de Dior. Notamment :
Pur désir de Lilas
Pur désir de Lilas par Yves Rocher, 2002. Nez : Annick Ménardo
Tout comme pur désir de Gardénia, il me reste une bouteille de ce beau lilas. J’aime les indoles en général : lilas, jasmins, gardénias, tubéreuses…
Beaucoup de parfums Yves Rocher n’existent plus, quand j’étais enfant j’aimais beaucoup :
Venise
Venise par Yves Rocher, 1986 puis 2008
Venise, ressuscitée puis de nouveau morte. Un parfum dont il me reste deux miniatures, eaux mortes d’une ville musée. Son côté oriental et mystérieux me plaisait beaucoup.

Une autre ville manque à l’appel :
Byzance
Byzance par Rochas, 1987, ✝2010. Nez : Nicolas Mamounas et Alberto Morillas.
A la fois chypré et floral, ce parfum était assez envoûtant pour l’adolescente éprise de parfums que j’étais. A la fois chaleureux et hiératique, il représentait bien la complexité et la beauté d’une ville telle que Byzance, ancien nom d’Istanbul. Il n’existe plus et il ne me reste qu’un échantillon quasiment épuisé.
Un autre parfum de Rochas me manque :
Alchimie, Rochas
Alchimie par Rochas, 1998. Nez : Jacques Cavallier
Alchimie est un parfum gourmand et mystérieux, que même les réfractaires au genre apprécient. Une envolée fruitée, des fleurs blanches et un fond vanillé et ambré, ce parfum m’avait jeté un sort… Le flacon était très joli d’ailleurs. Je n’ai plus qu’un fond d’échantillon, et je sais que ce parfum ne réapparaitra comme pas par magie sur mon étagère…
Il m’évoquait des alchimistes et sorcières de l’époque Élisabéthaine, dans des villes d’Europe, notamment centrale… Je me rappelle notamment de la BD Poème Rouge de Savey et Wachs – elle aussi arrêtée.

Enfin, c’est tout une ligne de parfums qui me manque, les parfums de Victoire Gobin-Daudé.
Parfums Gobin-Daudé
Jardins Ottomans, Nuit au Désert, Sous le Buis, Biche dans l’Absinthe, Sève Exquise, 2002 ✝2006. Nez : Victoire Gobin-Daudé
Quand j’ai découvert ces parfums, je n’avais pas les moyens de m’en acheter. J’ai quelques échantillons, sauf de Sous le Buis, mais les formules ne sont pas recensées à l’Osmotèque hélas…
Ce n’étaient pas forcément tous des parfums que je me voyais porter, mais ils racontaient tous une histoire, ils me plongeaient tous dans une ambiance.
Mon préféré avait pour nom Jardins Ottomans, il me transportait dans un jardin ottoman le soir. En plus j’étais dans une période où je lisais des romans se passant en Turquie, De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad, Les Femmes de Smyrne de Alev Lytle Croutier ou encore la Magnifique de Isaure de Saint-Pierre.
Nuit au Désert me rappelait Désert de Le Clézio, une ambiance targuie.
Sous le Buis, soit des buis taillés à la française, soit un labyrinthe végétal. On s’imagine se perdre dans ces jardins, peut-être lors de jeux galants du 18ème siècle.
Biche dans l’absinthe, mi fougère mi animale.

Sève exquise, très bon parfum vert. Hélas je m’en rappelle assez mal, et je n’ose pas ouvrir mon échantillon.

Adieu chers parfums, et merci.
Image titre : Le Parfum, Tom Tykwer, 2006
Très bon texte, merci. Les parfums sont aussi liés à des personnes pour moi. Et quand et la personne et le parfum ont disparu, il ne nous reste que la douleur brûlante de l’oubli, du souvenir qui s’évapore contre notre gré.
Merci beaucoup pour ce beau commentaire, personnel et touchant !